George Orwell, Aldous Huxley : « 1984 » ou « Le meilleur des mondes » ? des réalisateurs Philippe Calderon et Caroline Benarrosh
Romans cultes d’anticipation, « 1984 » d’Orwell et « Le meilleur des mondes » de Huxley mettent en scène le contrôle des masses par le totalitarisme et par l’abondance. À l’heure de leur retour en librairie dans une nouvelle traduction, le film confronte ces deux visions en miroir de nos sociétés démocratiques à l’ère de la surveillance généralisée, des fake news et des bébés sur mesure.
« Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley et « 1984 » de George Orwell sont parus respectivement en 1932 et 1949. Écrits par deux Anglais qui se croisent en 1917 au chic collège d’Eton − le premier, professeur dandy, y enseignait le français au second, Eric Blair de son vrai nom, boursier égaré dans l’institution −, ces livres mettent en scène des dystopies également cauchemardesques mais foncièrement divergentes. Quand « Le meilleur des mondes » annonce une aliénation consentie au travers d’une civilisation hédoniste, consumériste et eugéniste dans une Londres futuriste, 1984 dénonce la surveillance systématisée d’un régime totalitaire, sous l’œil terrifiant − et faussement rassurant − de « Big Brother ».
Si George Orwell a lu avec passion le roman de son aîné, l’ancien combattant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) en Catalogne pendant la guerre d’Espagne a été marqué par la violence et la propagande des fascismes en Europe comme du stalinisme en URSS. Issu d’une famille nantie de scientifiques et frère d’un biologiste eugéniste, Huxley, à son tour, jugera le livre d’Orwell « profondément important« , mais ne partagera pas sa vision de l’avenir, qui ne peut, selon lui, se réduire à « une botte dans un visage« . L’un redoute une dictature scientiste qui, en s’appuyant sur les biotechnologies, asservirait des individus programmés, quand l’autre imagine un État bureaucratique et répressif qui confisquerait la liberté de penser et la mémoire. Huxley peint une civilisation de loisirs gouvernée par les technosciences. Il s’interroge sur la place de l’individu dans un monde qui court vers la production, la consommation de masse et l’asservissement par le confort. Orwell, lui, voit une société cauchemardesque de citoyens travailleurs, placés sous l’œil et la botte de « Big Brother ».
En confrontant les versions du « monde d’après » d’Aldous Huxley et de George Orwell, comme les itinéraires respectifs des deux écrivains, ce documentaire montre combien leurs œuvres visionnaires, qui ont en commun la manipulation du langage et la falsification de l’histoire, rencontrent les enjeux glaçants du monde contemporain, sorte de monstre hybride à la croisée de leurs romans. Éclairée par les analyses de critiques, d’écrivains (Boualem Sansal) et de philosophes (Cynthia Fleury), comme de l’émouvant témoignage du fils adoptif de George Orwell, Richard Blair, c’est une relecture opportune, au temps de la surconsommation, des caméras à reconnaissance faciale, des réseaux sociaux ou encore des éructations de Donald Trump qui martèle : « Ce que vous voyez et lisez n’est pas la vérité.«
Notre avis :
L’originalité de ce documentaire réside dans le choix de nous faire suivre les trajectoires croisées de ces deux visionnaires pour éclairer notre présent. Tout en montrant en quoi leur vision du monde et de la littérature les sépare, le film débouche sur l’évidence que si les deux auteurs avaient écrit une œuvre à quatre mains, ils nous auraient livré une évocation saisissante de notre monde d’aujourd’hui. La force du documentaire est de questionner avec rigueur les conséquences d’éléments de fiction précis devenus réalité. En pointant du doigt les manipulations politiques, sociales et linguistiques qui sont à l’œuvre dans nos sociétés, il s’interroge sur la question de savoir lequel des deux écrivains avait vu au plus juste. Ainsi, les réalisateurs se penchent sur les mensonges trumpiens (plutôt Orwell) car en littérature comme sur les réseaux sociaux actuels, la falsification et la perversion du langage sont d’une puissance inouïe. « L’ignorance, c’est la force… La guerre, c’est la paix », lit-on dans 1984 à travers son « ministère de la vérité ». Ils nous confrontent ensuite à des questions éthiques fondamentales en nous introduisant dans un laboratoire américain qui pratique la sélection génétique à des fins commerciales (plutôt Huxley) avant de nous projeter dans une Chine ultra surveillée où le système du crédit social donne l’illusion d’un « meilleur des mondes orwellien »… Ces mondes résonnent étrangement avec les propos d’Edgar Morin « On a tous les moyens de créer un totalitarisme de surveillance » dans une interview qui sera publiée la semaine prochaine sur notre site.
Le documentaire est visionnable sur : https://www.quartierlibre.tv/quartierlibre/george-orwell-aldous-huxley-1984-ou-le-meilleur-des-mondes/
La VOD peut être louée ou achetée sur : https://boutique.arte.tv/detail/orwell_huxley_1984_ou_le_meilleur_des_mondes