En cette période pré-électorale agitée et plutôt singulière, il est intéressant de prendre du recul et de se tourner vers les philosophes qui ont une approche autre des phénomènes qui traversent notre société.
A 81 ans, le philosophe Jacques Rancière, penseur infatigable de l’émancipation, continue à creuser avec obstination le sillon d’une philosophie politique autour des thèmes de la démocratie et de l’égalité. Sa philosophie de l’émancipation est définie dans un article de Philosophie magazine comme « celle de la participation de tous à l’exercice de la pensée, et donc au gouvernement de la cité. Contre les nouveaux ennemis de la démocratie, ces intellectuels qui prétendent détenir la Vérité, Jacques Rancière se bat pour l’abandon de la traditionnelle distinction entre savants et ignorants. » Pour lui tous les hommes sont à même de philosopher, de penser et de faire émerger d’autres mondes possibles.
Penser l’émancipation
Dans ses nombreux ouvrages (plus de 30 livres) le philosophe bouscule les idées reçues. Son approche des notions de démocratie, d’égalité et de politique redonne du sens, voire une essence à ces concepts alors qu’ils nous échappent toujours davantage tant ils débordent d’interprétations dans les multiples usages qu’en fait notre société ultra médiatisée. Ce qui est étonnant, c’est de voir à quel point les travaux même les plus anciens du philosophe restent toujours d’actualité. Nous connaissons tous la source grecque de la démocratie mais dans son livre « Aux bord du politique » en 1998, il nous rappelle que le démos grecque, avant d’être le nom de la communauté toute entière, était le nom d’une partie de cette communauté: les pauvres, au sens de ceux qui n’étaient pas comptés, de ceux qui n’avaient pas droit à la parole. Or, pour Jacques Rancière, le processus démocratique advient justement lorsque ceux qui sont hors champ, qui n’ont pas droit à la parole surgissent sur la scène politique : « la démocratie est l’institution même de la politique ». Et il oppose, politique et logique gestionnaire, logique dominante dans le sens que c’est « aux bords du politique » dans l’expression de l’émancipation que ce produit le mouvement qui instaure la politique.
Déclarer les individus égaux ne suffit pas à instaurer la démocratie
Pour qu’il y ait démocratie, « il faut qu’il y est encore cette puissance du démos ». La démocratie n’est pas un lieu pacifié mais un processus de remise en question, une mise en mouvement, un renouvellement incessant. Or, si la démocratie est face à une impasse, il faut remonter à ses origines au 6ème siècle avant J.C grâce aux réformes de Clisthène qui mit en place « un ordre artificiel de la communauté ». Il s’explique dans l’émission « A voix nue » sur France Culture en 2011: « L’idée normale de la communauté, c’est qu’il y a des supériorités déjà existantes qui définissent automatiquement des infériorités, c’est-à-dire s’il y a des savants, il y a des ignorants, s’il y a des parents, il y a des enfants… Et la communauté, c’est aussi un peu la logique policière, la communauté est censée être son organisation comme la conséquence d’une supériorité déjà existante. Qu’est-ce-que vient faire la démocratie là-dedans ? La démocratie, c’est justement instituer comme un supplément et un supplément incroyable, invraisemblable, à savoir un pouvoir qui n’est le pouvoir de personne en particulier, qui n’est le pouvoir d’aucune supériorité déjà existante. »
Le consensus nuit à la démocratie
Pour Jacques Rancière, la notion de dissensus s’oppose à l’ordre policier qui est un ordre « consensuel » : « Le dissensus commence quand ceux qui ne parlent pas d’habitude se mettent à parler au sens le plus fort. Et ça, c’est quelque chose qui se passe, qui s’est répété constamment à toutes les avancées démocratiques dans l’histoire. » Il insiste sur ce qu’est la politique, fondamentalement, c’est « être à une place où on ne doit pas être » et il cite des exemples comme la militante féministe Jeanne Deroin, candidate aux législatives de 1849, ou encore Rosa Parks qui initia le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Tandis que le consensus tend à faire disparaître le fondement de la politique, les sujets politiques émergent quant à eux dans la manifestation de leur désaccord. Avec la fin des idéologies, la politique s’est confondue avec le processus policier et s’est flanquée de sa nouvelle rationalité économique. Mais au lieu de donner place à une certaine pacification, on vit réapparaître l’archaïsme politique : « ce qui apparaît sur le devant de la scène ce n’est pas la modernité sans préjugés, mais le retour du plus archaïque, de ce qui précède tout jugement, la haine nue » de l’autre. Et il associe la montée en puissance de l’extrême droite au refus radical de la politique.
La résurgence du discours antidémocratique en France
Dans son livre La Haine de la démocratie, le philosophe cherche à comprendre pour quelles raisons une élite intellectuelle, relativement privilégiée au sein d’États dits « démocratiques », en est arrivée à un tel mépris et une telle haine pour le principe de démocratie. Sa thèse principale est qu’il existe une confusion sur le terme de démocratie. Il nous rappelle que le premier grand critique de la démocratie c’est le philosophe grec Platon qui dénonçait l’individualisation des mœurs qu’apporte la démocratie. Depuis, la critique n’a pas évoluée : pour les intellectuels et hauts représentants de l’Etat, la démocratie enlève toute limite aux peuples et menace le bien commun. Il n’y a plus de distinction entre ceux qui ont le pouvoir de prendre les bonnes décisions, qui ont le savoir, et le reste de la population. L’auteur voit aussi dans cette critique une haine de l’égalité. Pour les penseurs marxistes, « la démocratie, c’est le règne du consommateur, du consommateur individualiste qui s’occupe de son bon plaisir » au détriment des valeurs collectives.
La démocratie n’est pas une forme de gouvernance
Jacques Rancière définit la démocratie comme un principe au-dessus de l’État tout en constituant des pratiques en dessous de celui-ci: à la fois principe d’égalité indispensable entre les humains et à la fois la pratique qui consiste à remettre en cause le statu quo imposé par les élites gouvernantes. La haine de la démocratie résulte d’une mauvaise compréhension de ce concept, et les maux de civilisation (atomisation de la société, montée de l’individualisme, populisme, etc.) qu’on lui attribue sont en fait la preuve de sa vitalité. Pour le philosophe, système électoral représentatif (suffrage universel) et démocratie ne vont pas ensemble. Ce suffrage a une nature double : d’un côté, il donne la possibilité d’élire n’importe qui, et en cela stimule raisonnablement les tendances démocratiques de la population ; mais d’un autre côté, il assure surtout la reproduction d’oligarchies dominantes. Ces oligarchies au pouvoir tentent de dépolitiser la sphère publique, de la privatiser. Le fait de remettre en cause cette démarcation est une manifestation de vie politique et démocratique. Dans une interview accordée à la chaîne web MatriochK, il rappelle que la présidence de la République élue a été mise en place par les monarchistes en 1848 dans le but de faire contre poids à une forme d’agitation populaire « malsaine » tout en escomptant que ce système allait ramené la monarchie et il conclue « la démocratie, c’est le tirage au sort, pas l’élection ».
Jacques Rancière vient de publier : « Les trente inglorieuses » à la Fabrique Editions. A cette occasion, il a accordé une interview très intéressante à la journaliste Aude Lancelin, fondatrice du média libre et indépendant Quartier Général, visionnable ICI